J'ai retrouvé une lettre manuscrite envoyée par ma grand-mère Pauline Degenétais (Veuve Dupuis, née Christo) à sa soeur Héllène Mériot après son retour d'éxode en 1940. En voici quelques extraits.Ma grand-mère (que je n'ai pas connu) n'étant pas née en France, n'écrivait pas dans un français parfait ; pour garder toute sa valeur au récit, j'ai corrigé l'orthographe mais respecté au maximum ses tournures de phrases. Une phrase est en rouge dont je ne comprends pas vraiment le sens. La lettre est datée (commencée) du 7 juillet 1940 et a été complétée jusqu'en août. Ce courrier est écrit sur un papier à cette en-tête :CAFES & POIVRES
Commission, Transit et Consignation
L. DEGENETAIS
Rue Jules Le Cesne, 42 bis
Ma Chère Héllène,
Tu as vu le nuage noir, même à Honfleur. Tout le monde a été pris de panique. On filait du côté de la jetée avec paquets et valises. Moi je regardais ça froidement, je n'avais pas peur. Même, je crois, sur tout le quai, je devais être toute seule. Le Directeur, sous pretexte que ça lui gâche la nuit (une fois réveillé, il ne pouvais plus s'endormir) ne pouvait par conséquent plus fournir aucun travail de tête (on ne faisait rien comme affaires). Est allé coucher à Harfleur, chez des amis. Doit revenir le matin vers 9 h. Donc, ils sont venus, le mari et la femme le lundi 10 juin. Tous les concierges étaient fichu le camp.
Un grand choc à 5 heures, que ça a même fait ouvrir toutes les grandes portes. Même descendu la porte du magasin. Tous les carreaux cassés (pas chez moi heureusement). Je descend voir (comme c'était sur le quai) où c'était au juste car je voyais les flammes. C'était la maison Curie, à l'encoignure du quai. Pas de pompiers pourtant avec le bassin (même si l'eau avait les conduites crevés) on pouvait fournir de l'eau en masse.
Je me couche. Vers le matin, 3 heures, encore du bruit, je croyais que c'était Molon. Vers 5 heures encore, du côté Worms. Le matin, je me lève, déjeune, descend à 6 h et demie et vais voir où ça brûle (toujours pas de pompiers) : Café Cardinal, sur le Bd de Strasbourg. Je m'aproche du coin de la rue Anfray et du boulevard quand un Monsieur (très bonne figure) m'arrète et me dit : “mais où allez-vous comme-ça Madame ?”, je lui répond que je vais voir où ça brûle, “Il faut partir, allez faire vos valises, dépéchez-vous !”, “Mais Monsieur, je ne pourrai les porter, je suis presque impotente”. “Je suis Monsieur Dassonville, où demeurez-vous ?”, “sur le quai George V, au 45”, “J'irai vous les chercher, dans une demi-heure, je serai chez vous”. J'apprète vivement des choses que j'entasse au petit bonheur. Ne le voyant pas, je me dis il a oublié, tant pis ! Mais non, à 9 heures, il arrive avec un homme qui a transporté mes valises. Nous sommes allés derrière la Poste où une auto, conduite par des marins nous a pris et ammenés au quai Johannés Couvert.
Sommes descendus à une hauteur presqu'à pic dans un charbonnier anglais. Des marins m'ont aidé à descendre cette échelle tant à pic. Sommes partis quand notre bateau était plein, à 1 heure. Sommes arrivés le soir à la nuit. Avons été bombardés en route ; même quand ça tombe dans l'eau, ça fait sauter le bateau. Restés toute la journée du lendemain à Cherbourg. Grâce à ce brave Monsieur D., il a parlementé avec les Anglais du bateau pour que l'on nous débarque. Dans la nuit complète, tout ça demande du temps ; tout sans lumière, pas facile. Arrivés avec des cars au Lycée de Garçons, couché sur des sommiers sans rien sous la tête. Le matin, la cloche pour aller boire du café au lait servi par des élèves qui attendaient de passer le bachot, très gentils et complaisants. Après, les autocars pour partir par un autre bateau. On disait que c'était pour nous mener en Bretagne. Personne sauf le Capitaine savait.
Encore deux jours en bateau, débarqués à La Pallice puis le train à 6 h. Moi, je n'avais rien emporté (d'abord je n'avais plus de pain), suis restée deux jours en chemin de fer sans manger. Ma foi, n'avais pas plus faim que ça. Monsieur D. m'avait laissée à Cherbourg ; il allait rejoindre sa famille à Grandcamp je crois. Après allait au front (il avait retrouvé son commandant car il était allé à la Préfecture)...
La suite de son courrier raconte ses pérégrinations jusqu'à Saintes (Charente-maritîme) où elle restera jusqu'au 15 août.Après son retour au Havre, elle donne quelques informations sur la situation qu'elle retrouve :... Après, il fallait attendre pour avoir un train pour le Havre, tous les ponts étant démolis. Tout le monde disait : “du quai George V, il ne reste plus rien”, mais j'ai retrouvé les maisons jusqu'à la rue Anfray
le reste jusqu'à la Caserne. Bauzin
(Robert ?) disparu aussi ce dernier comme tu vas le voir d'après le faire-part mais depuis quand ? Jusqu'à la rue Babaume, tout est par terre...
... ici, tout a été dévalisé, tous les concierges. Bien des maisons, tout enlevé par des voyous. Chez les commerçants tout “piqué”. Enfin, tout le monde rentre petit à petit. Un bateau parti l'après-midi du même jour que moi a sauté*, tout le monde a péri, chez Prader, 8 personnes : toute sa famille ; lui n'a pu prendre le même bateau ! Tu vois, la destinée...
Bons baisers de tout coeur,
Pauline
P.S. : La maison est debout rue Hyppolite Fénoux...
* Il s'agit vraisemblablement du Niobé, torpillé en Baie de Seine.