Du journal Ce Soir le 04.04.1938 :Les rescapés nous font le récit de la catastrophe
Le Havre 3 avril 1938.
Sur les lieux de la catastrophe,la grande solidarité des gens de mer fait une fois de plus ses preuves . Vedettes et remorqueurs ont patrouillé sans cesse dans l'avant port, cependant que, silencieux et émus ,les marins scrutaient l'eau profonde.
Mais l'épave engloutie garde en elle cinq cadavres. Et les opérations de sauvetage des scaphandriers sont gênées par le fort courant de la passe. Les courageux plongeurs réussiront-il à ravir au navire sa tragique cargaison humaine .A terre pendant ce temps ,la grande famille maritime que forme la population havraise s'est émue de la détresse des foyers si brutalement atteints par ce coup d'un sort malheureux . des souscriptions ont été ouvertes et accueillent de nombreuses participations.
L'enquête officielle.
L'inscription maritime a commencé son enquête sur la catastrophe de l'Abeille 10 par l'audition des principaux témoins ,à savoir le commandant du pétrolier Monsley, le pilote André Guerrier qui l'assistait et le commandant Préjent de l'Abeille 10.
D'autre part le commandant Préjent s'est rendu au siège de la compagnie des Abeilles où il a été entendu par le capitaine Pichard ,chef de l'armement .
Dans l'après midi le rapport de mer du commandant Préjent a été déposé au greffe du tribunal de commerce qui,au cours de l'enquête qu'il fera de son côté entendra également Mr Préjent et Mr Guerrier.
Les résultats de ces enquêtes ne seront vraisemblablement connus que dans plusieurs semaines. A la compagnie des Abeilles on pense que la coque de l'Abeille 10 ne doit contenir que deux cadavres.
Trois disparus, René Letellier ,Maurice Lappel, et joseph Taulin,se trouvant vraisemblablement sur le pont au moment de l'accident, leurs corps emportés par le courant seront rendus par la mer un jour ou l'autre. Ajoutons qu'on a commencé à s'occuper du relevage de l'Abeille 10,mais on attend encore le matériel puissant qui doit venir de Cherbourg .
"Ramenez- vous mon papa ?"
Des scènes particulièrement douloureuses ont suivi l'annonce de la catastrophe . C'est ainsi qu'au cours de la visite que Mr Jules Moch a faites aux familles éprouvées, un enfant de sept ans qui pleurait à chaudes larmes lui demanda d'un ton angoissé:
_ Est-ce que vous ramenez mon papa ?
Le ministre ,profondément ému consola l'enfant ,puis il se rendit à l'Hôtel de ville et reçu les délégués des syndicats maritimes , les assurant de toute sa sollicitude envers les familles éprouvées .
Le cas du mousse de l'Abeille 10 est particulièrement étonnant .
Le commandant Préjent l'avait envoyé faire des courses pour l'approvisionnement de la cuisine du bord, il s'était bien involontairement mis en retard et quand il arriva près du quai, au poste de stationnement des remorqueurs ,l'Abeille 10 déhalait.
_ Il est trop tard lui cria le capitaine . Reste là on te prendra en revenant
On vit plus tard sur la jeté ,le pauvre gosse , Jean Lefèvre de Sassetot-le Mauconduit, désemparé, il pleurait à chaudes larmes , il fallut le reconduire dans son village.
dans la soirée, le pilote du navire abordeur Mr Albert Guerrier affirmait avec émotion
_ J'ai conscience d'avoir fidèlement assuré mon service , je ne comprends rien à cet épouvantable accident .
_ Notre émouvante visite chez les rescapés.
Au N° 25 de la rue Bizet à Sanvic près du Havre , domicile du capitaine Prigent commandant du remorqueur coulé Mme Prigent portant un bébé dans ses bras et accompagnée d'un jeune gamin vient ouvrir toute bouleversée, car le malheur aurait pu la frapper durement elle aussi. Le hasard est en effet bien grand ,le capitaine Prigent qui appartient à la compagnie des Abeilles depuis quatre ans commandait encore jeudi un autre remorqueur: ce n'est seulement que vendredi matin qu'il prit le commandement de l'Abeille 10à bord duquel il a failli périr .
Le maître d'équipage Pierre Simon qui tenait la barre au moment du drame déclare
Je me demande comment je suis encore vivant, j'ai piqué trois fois du nez comme je revenait à la surface j'essayais d'attraper tout ce qui passait à portée de la main mais rien à faire . Je ne sais pas comment j'ai pu faire un dernier sursaut,je me suis retrouvé devant l'Abeille, c'est ce qui m'a sauvé ,sans quoi j'allais être entraîné par les remous de l'arrière . " quand je suis remonté à la surface la troisième fois ,une barque était près de moi, on m'a lancé une ligne, j'étais sauve"
_ On lui demande :
_ Vous êtes vous rendu compte de la façon dont s'est produit l'abordage ?
_ Non c'est incompréhensible ,je ne saurais pas vous expliquer ce qui a pu se passer! on s'est vu chavirer ,je me suis cramponné autant que j'ai pu, mais une fois dans l'eau il a bien fallu lâcher prise .
_ Et que faisait le pétrolier ?
_ Il battait arrière . J'ai cru un moment que j'allais être pris par les tourbillons de l'hélice ,du coup cela aurait été la fin.
Chez le chef mécanicien Michel
Chez le chef mécanicien de l'Abeille 10 Mr Charles Michel, le rescapé repose u n peu, sa seule petite fille a grimpé sur son lit. dans la cuisine,à côté, son frère, âgé d'une dizaine d'années apprend des leçons ,il va à l'école avec le garçon Le Blanic nous dit Mr Michel.Les malheureuses gens ! en effet ,Le Blanic est un des disparus de l'Abeille 10.
Mr Michel pleure .
_ Pouvez-vous nous expliquer comment s'est produit l'accident
_ Impossible dit-il. Moi j'étais dans la machine On a roulé de tribord à babord deux fois de suite .Je me suis précipité sur l'échelle , j'étais à peine sur le pont qu'on chavirait complètement . Je ne sais rien .
Aujourd'hui le soleil brille ,la mer est calme et bleue ,la foule atterrée est encore nombreuse sur les jetées . les sauveteurs travaillent sans relâche autour du remorqueur sinistré , cercueil flottant dont on ignore en somme le nombre de cadavres qu'il contient encore .
_ Dans le port la vie continue normale. Même si l'épave n'est pas relevée tout de suite , sa présence ne génera pas les mouvements des navires.
Nota: La rue Bizet dans laquelle j'ai habité, à l'angle de la rue Jules Ferry, actuellement rue Stéphane Mallarmé et Jean Zay